L'HistoireC’est un peu bizarre, de faire coucou de la main pour dire au revoir, debout tel un piquet sur le paillasson, entre ses deux frères, et le troisième juste derrière elle, fier de sa majorité depuis longtemps dépassée. Coleen, elle, n’a que seize ans, alors elle fait ce qu’on lui dit et l’aîné a dit de faire coucou pour dire au revoir. Mais c’est bizarre, parce qu’aujourd’hui, sa mère emmène son père au commissariat, accompagnée de deux flics armés jusqu’aux dents qui s’assureront que son chemin se termine en prison. Alors sa mère, malgré les quatre coucou incessants et bizarres, tire la gueule et on ne peut pas lui en vouloir pour ça. Aujourd’hui, son mari s’absente pour dix ans, le père de ses enfants paie pour les crimes qui les ont tous mis dans la merde. Coleen avait parfois le luxe de s’acheter une paire de Louboutin quand elle la voulait vraiment. Désormais, elle est ruinée, n’a plus un rond, est endettée jusqu’au cou. Et puis, du coup, elle n’a plus de père non plus. Un soupir calme son coeur tambourinant avant qu’elle ne renonce enfin à faire signe de la main quand la voiture disparaît au tournant. C’est bon, plus besoin de faire semblant. Elle l’aime son père, mais elle ne va pas le revoir avant longtemps. Elle le sait parce qu’elle a vu sa mère sortir les passeports qui servent à retourner en Corée du Sud chaque été, et qu’on se le dise, on est pas en été, là tout de suite.

Le flair était aiguisé puisque deux mois plus tard, elle se retrouve bel et bien dans l’avion, côté hublot, direction la Corée du Sud. Et ce ne sont pas que deux mois de vacances qui l’attendent cette fois, mais bien une nouvelle vie, loin, vraiment très loin, de ce qu’elle a connu jusqu’alors. Son coeur se serre en repensant à tout ce qu’elle laisse derrière elle quand ce foutu avion décolle. Les amis dont elle n’entendra surement plus parler d’ici quelques temps, les lieux où elle aimait passer de longues heures, la maison dans laquelle elle a grandi, l’air de la campagne écossaise, les frères qui lui ont brisé le coeur, le père qui a bousillé sa vie. Tant de choses qu’elle aurait aimé garder. Car qu’est-ce qu’elle a, en Corée ?

Elle a dix-sept ans, maintenant, et ça va de mal en pis. Parce que son arrivée dans le pays du matin calme l’a laissée sans le sous, les premiers mois étaient difficiles. Encore croulants sous les dettes du père incarcéré, elle, son frère et sa mère n’avaient plus qu’une solution : se séparer. Elle prend ses cliques et ses claques, elle et sa vieille voiture, et décide de faire sa vie dans son coin avec le minimum requis. Vive les douches et les repas pris au lycée, vive la banquette arrière de sa voiture qui lui sert de lit toutes les nuits, et ça lui va très bien. Elle fait des rencontres, des bonnes et des moins bonnes, et elle finit par se dégoter le petit job d’hôtesse de caisse, puis de serveuse au Mc Do, puis de vendeuse de tickets au cinéma. Tout ça, ça vend du rêve, elle le sait, elle s’en fout. Coleen est comme ça, elle ne doit rien à personne, elle est fabuleuse de toute façon. Et en plus, ça paie ! Literally. Chaque mois est meilleur que le précédent. Elle économise, envoie le reste à sa mère, elle se fixe un objectif, elle vit le rêve américain made in Korea. Forte et déterminée, elle fait tout son possible pour s’en sortir indemne, jusqu’à ce que de fil en aiguille, elle ne sait plus exactement comment, elle retrouve son amour de vacance qui la sort de son vieux tacot presque toujours garé à l’arrière du lycée, et ce même si l’année scolaire est terminée et que les cours, c’est fini pour elle à tout jamais.

Il est gentil, quoi qu’un peu spécial. Il ne lui demande pas grand chose pour le loyer et puis elle lui laisse sa voiture en contre partie. Lui aussi est dans la merde. Alors ils se serrent les coudes à leur façon. Le vice est poussé loin. Ils ont vingt-et-un ans et déjà se passent la bague au doigt en une après-midi tout à fait ordinaire. Elles ont coûté $30, les bagues, et alors ? C’était pour le geste. C’était pour l’argent. Elle ne la porte même plus.